Le côté obscur de la force



A l’heure où Einstein est mis à l’honneur dans une exposition se tenant à Bruxelles (site de Tour et Taxis) jusqu’au premier mai prochain, des chercheurs portent un regard nouveau sur sa théorie de la relativité générale, et étudient la possibilité de modifier la loi de la gravitation à la périphérie des galaxies afin de résoudre le vieux paradoxe de la matière sombre. Benoit Famaey (ULB) et HongSheng Zhao (St Andrews, Royaume-Uni) ont montré que, bien qu’il existe d’importantes contraintes sur la forme que pourrait prendre une telle modification, les données ne permettent pas aujourd’hui d’exclure cette possibilité.

Depuis trois quarts de siècle, le problème de la matière sombre est assurément le mystère le plus ténébreux de l’astronomie. Ce problème est assez simple : sous l’effet de la gravitation, les étoiles et le gaz se sont assemblés dans l’Univers en milliards de structures similaires à notre Voie Lactée, appelées les galaxies (elles-mêmes composées de centaines de milliards d’étoiles), et la force qui retient les étoiles dans les galaxies devrait donc être uniquement la gravité engendrée par les étoiles et le gaz qui composent ces galaxies. Pourtant, ce n’est apparemment pas le cas. En effet les étoiles se déplacent trop vite, et devraient donc s’échapper des galaxies comme les fusées s’échappent de la terre. Il faudrait plus de force pour les y retenir, donc plus de matière que ce qu’on observe : beaucoup plus de matière, à un point tel que 90 pourcents de la matière qui nous entoure serait de nature sombre, une matière non-observée à ce jour (si ce n’est par ses effets gravitationnels), une matière dont la nature est totalement inconnue ! A moins que ce ne soit la loi de la gravitation telle que formulée par Newton puis Einstein qui doive être révisée de manière à engendrer une plus grande force à l’échelle galactique. C’est cette possibilité, proposée il y a vingt ans par les physiciens israéliens Mordehaï Milgrom et Jacob Bekenstein, qui est examinée en détails dans le numéro du 10 février de la revue The Astrophysical Journal Letters par Benoit Famaey, de l’Institut d’Astronomie et d’Astrophysique de l’ULB, et son collègue HongSheng Zhao de l’Université de St Andrews en Ecosse. Ils concluent que bien que la modification de la loi de la gravitation doive satisfaire à un certain nombre de contraintes, celles-ci ne permettent pas aujourd’hui d’exclure la proposition de Milgrom et Bekenstein.

La gravitation, cette force qui nous retient les pieds sur terre en raison de la masse de notre planète, a ouvert la voie de l’unification des phénomènes terrestres (comme la chute des corps) et célestes (comme l’orbite des planètes) lorsque, selon la légende, une pomme est tombée sur la tête de Newton. Cette même gravitation a ensuite révolutionné notre conception de l’espace et du temps lorsqu’Einstein l’a insérée dans sa théorie de la relativité générale et l’a liée à la géométrie de l’espace-temps. Mais cette gravitation Einsteinienne est bien différente de ses consoeurs, la force nucléaire forte (responsable de la cohésion des noyaux atomiques), la force nucléaire faible (responsable de la radio-activité),  et la force électro-magnétique (responsable de quasiment tous les phénomènes auxquels nous sommes confrontés dans la vie de tous les jours, des lampes aux moteurs, en passant par la chimie et la biologie) qui ne sont pas définies en terme de géométrie de l’espace-temps. C’est pour cela que la gravitation résiste encore et toujours aux efforts des physiciens qui tentent de l’unifier avec les autres forces dans une « théorie du tout ». La gravitation reste donc un mystère pour les théoriciens, mais elle présente aussi des mystères pour les observateurs. Par exemple, les centaines de milliards d’étoiles tournant en cercles concentriques dans une galaxie telle que notre Voie Lactée  tournent beaucoup plus vite que ne le permet la force gravitationnelle engendrée par la totalité de matière  visible : elles devraient donc s’échapper de la galaxie. Seules deux explications, aussi dérangeantes l’une que l’autre, sont alors possibles : soit près de 90 pourcents de la masse des galaxies se présente sous une forme inconnue (la fameuse matière sombre), soit la loi de la gravitation dévie de la loi d’Einstein-Newton à l’échelle galactique.

La première solution, c’est à dire l’ajout ad hoc de matière sombre dans nos modèles de galaxies est celle qui a été retenue par la majorité des astronomes et des physiciens depuis que le problème a été mis à jour il y a plus de 70 ans par l’astronome suisse Zwicky. En effet cette solution ne nécessite pas de remise en question de nos théories fondamentales : la physique moderne prédit l’existence de toute une série de particules massives non-encore observées à ce jour, qui sont des candidates idéales pour constituer la fameuse matière sombre. Cependant, depuis plusieurs années, différents super-ordinateurs de par le monde étudient comment cette matière sombre devrait se distribuer dans les galaxies, et le verdict semble aujourd’hui sans appel : la concentration de masse sombre prédite au centre des galaxies est beaucoup trop élevée et en total désaccord avec les observations! Le paradigme de la matière sombre traverse donc une profonde crise. Bien sûr, il est possible que certains effets n’aient pas été pris en compte dans les simulations, mais les explications pourraient rapidement devenir plus farfelues et moins élégantes que la solution alternative, à savoir une simple modification de la loi de la gravitation.

La deuxième solution, celle d’une modification de la gravitation à l’échelle galactique, a été proposée par Milgrom il y a une vingtaine d’années et est connue sous l’acronyme MOND (Modified Newtonian Dynamics). Une telle modification ne serait pas sans précédent puisque deux révisions radicales de la physique ont déjà été apportées par Einstein pour décrire des conditions extrêmes telles que les vitesses proches de celle de la lumière (la relativité restreinte) et les densités de masse extrêmement élevées (la relativité générale). Dans le cas des galaxies, la condition extrême serait l’accélération excessivement faible des étoiles, due a la concentration extrêmement faible de la matière dans les galaxies : Milgrom fit l’hypothèse que lorsque l’accélération gravitationnelle devient cent milliards de fois plus faible que sur terre, la gravitation devient inversément proportionnelle à la distance plutôt qu’au carré de la distance comme enseigné dans les manuels scolaires. Le plus gros reproche fait à cette proposition au cours des 20 dernières années était qu’il s’agissait donc de modifier la vieille gravitation de Newton, et non pas la relativité générale d’Einstein. Pourtant, l’an passé, le physicien Bekenstein a proposé une extension de la relativité générale qui est en accord avec MOND dans le régime des faibles accélérations.

C’est cette extension de la relativité générale qui a été examinée en détails par Benoit Famaey de l’ULB et Hongsheng Zhao de St Andrews, et plus particulièrement les contraintes observationnelles sur la transition entre le régime des fortes accélérations, où les théories habituelles s’appliquent, et celui des faibles accélérations. « Il y a une grande liberté théorique sur la manière dont la transition pourrait se produire, car la théorie de Bekenstein ne repose sur aucun principe physique fondamental, ce qui est évidemment son plus gros point faible » dit Benoit Famaey. C’est en se basant sur les observations du mouvement des étoiles dans les galaxies que les deux astronomes ont montré qu’il existait en fait d’importantes contraintes sur cette possible transition entre les deux régimes d’accélération. Cependant, ces contraintes laissent le champ libre à certaines transitions, et ne permettent donc aucunement d’exclure la nouvelle théorie qui garde donc toute sa pertinence. « Peut-être que le principe physique sous-jacent suivra » ajoute Benoit Famaey. « Il est cependant fort possible que ni le paradigme de la gravitation modifiée telle que formulée aujourd’hui, ni celui de la matière sombre ne réussiront isolément à résoudre tous les problèmes de dynamique galactique ou de cosmologie. » dit-il encore. Il n’est donc pas impossible que la vérité soit entre les deux, mais « il est plus que probable que quelque chose de fondamental nous échappe à propos de la gravitation, même au niveau macroscopique, et qu’une approche théorique radicalement neuve de cette force soit nécessaire pour sortir de la crise actuelle. »  La gravitation, bien qu’étant la première force à avoir trouvé sa place dans notre conception de la physique, est donc encore pour un certain temps une force obscure, aux secrets bien difficiles à percer.

Ces résultats sont présentés dans un article à paraître dans l’édition du 10 février 2006 de la revue The Astrophysical Journal Letters. L’article, intitulé Refining MOND interpolating function and TeVeS Lagrangian peut être consulté à cette adresse :

http://www.arxiv.org/abs/astro-ph/0512425

Voir aussi :

http://www.garrywangus.com/alternative-gravities.html

http://www.arxiv.org/abs/astro-ph/0506723

Pour plus d’informations, contacter:

 

Benoit Famaey

Institut d'Astronomie et d'Astrophysique

Université Libre de Bruxelles

Brussels, Belgium